Quand le mensonge génère la folie :

Lucia di Lammermoor


Octobre 2006, Lucia di Lammermoor, une soirée ordinaire à l'Opéra de Paris. Combien d'années encore devrons-nous subir la même mise en scène ? Depuis janvier 1995... C'est si loin... J'avais oublié le déséquilibre, l'insécurité physique dans laquelle Andrei Serban tient ses chanteurs, le contre-sens aussi. Mais il y avait Anderson, Alagna, et la baguette de Benini. Souvenir d'un enchantement les yeux fermés.

Ce soir, Natalie Dessay, sa jeunesse, sa grâce, son timbre surtout dont les doctes mauvaises langues prétendent qu'il n'est plus ce qu'il était.

Rappelons brièvement l'argument de ce livret que Cammarano tira d'un roman de Walter Scott et que Donizetti mit en musique en 1835 : Nous sommes en Ecosse dans les années 1700, après la chute de Jacques II, juste avant l’avènement de Guillaume d’Orange. Un roi protestant remplace un roi catholique, la lutte prend une forme religieuse, les anglicans tenant pour l’union avec l’Angleterre, les presbytériens pour l’indépendance. Devant cette fresque se dessine l’histoire de deux familles ennemies qui ne sauront pas trouver l’issue leur permettant de renouer avec la vie.

Lucia, promise à un mariage cyniquement arrangé, s'éprend d'Edgardo qui se trouve, évidemment, être le dernier représentant de la famille honnie. Pour la détourner de cet amour et l'amener à ses fins prosaïques, Enrico, le frère de Lucia, sa seule famille, manigance soigneusement l'odieuse calomnie de l'abandon. Lucia sombre dans la folie et se soumet au mariage arrangé. Le jour des noces, Edgardo réapparait. Tout s'éclaire, mais il est trop tard : Lucia assassinera son époux durant la nuit nuptiale. C'est là que s'insère la fameuse scène de la folie immédiatement suivie par la mort de Lucia qu'Edgardo ne tarde à rejoindre en se poignardant. Rideau.

« C'est comme si, avec lui à mes côtés, le ciel s'ouvrait pour moi »

Tout commence donc par l'innocence. Autant dire que tout commence très mal et, dans les jardins de Ravenswood où Lucia prononce ces mots d'illusion, nous sentons, palpable, s'initier le drame. « Fuis avant d'aimer, fuis, car tu vas aimer trop » conseillait Marie-Noël… La sagesse. La sagesse ? Mais alors il n'y aurait plus d'opéra, plus de théâtre, plus de littérature y compris classique ou mystique, plus aucune œuvre, la sécheresse, le désert, je crains même que, paradoxalement, il n'y aurait plus de Dieu…

Lucia elle, se sent prête à aller jusqu'au bout. Eternel courage destiné à s'échouer contre la malice des hommes. Pour elle, le naufrage sera terrible : la folie et le meurtre. Tout l'opéra de Donizetti est centré sur ce qu'il est convenu d'appeler la scène de la folie et l'on sait le sens qu'a pris ce terme depuis un demi-siècle, nous avons suffisamment été abreuvés par cette idéologie de la parole du fou qui serait la seule parole de vérité, la parole du fou qui remettrait sainement en cause la hiérarchie de nos valeurs, la parole du fou comme étalon de nos errances sociales… D'où nous sont donc venues ces idées folles ?

Le metteur en scène a sa propre vision de cette folie : Lucia sera étiquetée hystérique, c’est dire qu’il prend le terme « folie » en son sens le plus populaire. Mais Andrei Serban est un homme cultivé, il n'hésite pas à retrouver les clichés photographiques des exhibitions que Charcot faisait de ses patients à la Salpêtrière à la fin du XIXème siècle. Il nous campe alors un décor voisin de l’arène autour de laquelle se rassemblerait un chœur d’hommes, spectateurs froids du drame qui se joue. A leurs pieds, l’amour, le mensonge, la vie, la mort. Froideur de dissection, lieu aseptisé où personne ne peut rien pour personne. Le trait est forcé : Lucia a ses vapeurs, ses cris, ses évanouissements, c’est même suffisamment insupportable pour qu’on l’attache à un fauteuil et qu’on lui administre des calmants.

Certes, les signes en faveur de ce diagnostic qui plaît généralement tant au public sont nombreux… Voyez plutôt : étrange tout de même cette Lucia amoureuse de l’homme qui l’a sauvée, ce héros qui a tué sous ses yeux le taureau furieux qui s’apprêtait à la piétiner : qui aime-t-elle donc ? Un homme, ennemi juré de sa famille, ou une image masculine idéale ? Et puis, bien qu’il ne réponde pas à ses lettres malgré les serments échangés et les belles promesses du premier acte, elle persiste à l’aimer : ne peut-elle donc s’accommoder de la réalité, la regarder en face et passer à autre chose ? Probablement se raccroche-t-elle à une chimère pour combler une éventuelle vacuité intérieure... Enfin, elle vacille et sombre quand Enrico produit la preuve écrite de l’infidélité d’Edgardo : son seuil de tolérance aux frustrations semble si bas qu’elle en devient incapable d’assumer la douleur d’abandon ; est-il besoin d’ajouter que, tuant son mari le soir de ses noces, elle nous donne à supposer son incapacité à initier sa vie de femme en dehors du rêve et de l’idéalisation ? Oui vraiment, il y a beaucoup d’arguments…

Mais c’est trop vite jugé, une telle facilité nous alerte : à y regarder d’un peu plus près, est-ce bien si simple, si évident ?

Parce que nous, spectateurs, nous savons bien qu’Edgardo écrit et que le frère de Lucia intercepte les lettres… Pourquoi ne le saurait-elle pas, elle, par la grâce de cette mystérieuse communication qui unit les âmes sœurs ? Alors elle demeure fidèle et confiante comme au premier jour. Cela ne devrait pas nous étonner : pourquoi devrait-elle oublier cet amour qui demeure malgré l’absence ? Pourquoi devrait-elle se parjurer ? Pourquoi devrait-elle accepter d'en épouser un autre puisque, dans cette réalité que nous, nous connaissons, cet amour est toujours vivant ?

Mais en même temps que perdure cet élan, un venin s’installe en son âme puisque son frère, le chef de famille, de sa seule famille, celui en qui elle doit avoir confiance, lui ment tout tranquillement. Et il ne s’agit aucunement d’un « pieux mensonge », un mensonge qui pourrait sembler excusable, puisqu’il s’agit d’un mensonge cynique qui ne sert qu’à protéger des intérêts sans grandeur. La trahison est totale puisque celui qui, statutairement, se doit de la protéger, la trompe en faveur de sa convenance personnelle.

Cependant, le mensonge ne suffit pas pour distraire Lucia de cet amour et Enrico frappe un grand coup en produisant un faux, une lettre prouvant qu’Edgardo, se jouant de son amour, l'a abandonnée pour une autre. Non content de la voir chanceler, pressé d’obtenir son accord pour le mariage auquel il la destine, il l’accuse violemment :

Tu t’es enflammée pour un fol et perfide amour ;
Tu as trahi ton sang pour un vil séducteur,
Le ciel t’a justement punie :
Ce cœur infidèle s’est donné à une autre !

Lucia nous glace par son cri. Dès lors tout est joué : l’apogée du mensonge marque l’entrée dans la folie.

Bien sûr, la question peut se poser : quelle est la cause de la brisure ? L’abandon supposé d’Edgardo ou le mensonge d’Enrico ? L’abandon, pour douloureux qu’il serait, se situerait dans l’ordre d’une réalité concrète que, tôt ou tard, Lucia affronterait. Tout au plus pourrait-elle vivre une éclipse de la conscience, un instant plus ou moins long de sidération mentale, le temps de rassembler quelques forces pour initier son « travail de deuil ». Mais avec le mensonge, nous sommes dans un autre univers car le mensonge entraîne celui qui le subit hors de la réalité. Et ce « hors de la réalité », c’est bien l’espace de la folie. Sauf à céder à cette redoutable perversion idéologique ambiante qui consiste à confondre normalité et folie, je ne vois pas ce qui peut autoriser le metteur en scène à dire que « la folie devient métaphore visuelle, élan vers la liberté » car dès cet instant, précisément, la liberté devient une impossibilité radicale.

Dans les années 50 et 60, sur toutes les scènes du monde, Maria Callas, diva assoluta, élevait les héroïnes romantiques à une dimension tragique. Mais le romantisme n’est pas tragique : il est dramatique, et si la tragédie met en scène le vrai de la valeur, le drame met en scène le vrai du sentiment. Cela, Natalie Dessay, tout comme June Anderson en 95, sait excellemment nous l’offrir : nous la voyons, jeune, fraîche et naïve, se heurter brutalement à la vie dans l’incompréhension totale de ce qui va la déterminer. Là où le héros tragique assume son destin, le héros romantique le subit et nous convie à souffrir avec lui ; il n’élève pas notre âme, il exalte notre sentiment. Et il est vrai que nous vibrons avec Lucia…

Mais à tout bien considérer, de qui Lucia est-elle victime ? De quel mensonge ? Bien sûr il y a le mensonge de son frère qui la fait basculer de l’autre côté du miroir. Mais pourquoi ce mensonge a-t-il un tel pouvoir alors que, jusqu’à présent, se fiant à son intuition amoureuse, elle avait réussi à s’en protéger ?

Revenons au premier acte, à la rencontre entre Lucia et Edgardo dans le cimetière des Ravenswood, à l’annonce de leur séparation momentanée :

– Je pars pour les rivages accueillants de la France ;
J’y dois traiter du sort de l’Ecosse.
– Et tu m’abandonnes ainsi dans les larmes ?
– Avant que je parte, ton frère me recevra…
Je lui tendrai une main conciliatrice et lui demanderai la tienne,
Gage de paix entre nous.
– Qu’entends-je ! (agitée)
Ah ! non… Que notre secret amour demeure encore caché !

Edgardo ne se présente pas là en héros romantique : il est prêt à régler entre hommes le problème de l’hostilité des deux familles, prêt à instaurer la paix, prêt à construire l'avenir. Lucia, elle, ne le veut pas : « Que notre secret amour demeure encore caché »… Elle installe ainsi un malentendu et Edgardo qui n’en comprend pas le sens s’égare en imaginant qu'elle l'informe d'une recrudescence de la haine que, fidèle à la tradition familiale, lui voue encore Enrico. C’est là que se noue le drame et que plus rien ne sera rattrapable. On mentira à Lucia mais le premier mensonge, c’est elle qui l’aura commis, c’est elle qui, se plaçant délibérément hors de la réalité, devient elle-même l’artisan de sa propre déstructuration mentale (*).

On peut évidemment s’interroger longtemps sur le pourquoi de ce mensonge. Bien sûr il y a cette lutte ancestrale qui pèse comme un destin et qui ne disparaîtra pas tant que quelqu’un n’aura pas pris le problème à bras le corps avec la claire volonté de le régler ; bien sûr il y a la place réservée aux femmes dans ces sociétés où elles n’ont d’existence magnifiée que par leur sacrifice, surtout (1835) en cette période de réaction à la légèreté des mœurs de l’Empire et de la Restauration ; bien sûr aussi il y a l’idée romantique que l’amour ne peut être qu’impossible, la femme qu’angélique et… morte. Mais comment ne pas entendre les premiers mots de Lucia :

Je ne peux jamais apercevoir cette fontaine sans trembler :
Un Ravenswood, brûlant d’une humeur jalouse, a tué ici la femme qu’il aimait
Et la malheureuse est tombée dans l’eau, elle y est toujours ensevelie…
Son fantôme m’est apparu.

Or Lucia sait qu’elle est promise à un autre. Par l’évocation de cette légende qu’elle s’approprie de façon quasi hallucinatoire, elle nous explique pourquoi elle n’en dit rien à Edgardo, le dernier des Ravenswood, et choisit d’attiser sa haine contre Enrico dans l’illusion désespérée de détourner l’orage. Probablement Lucia a peur, elle tente d’échapper pour préserver cet improbable amour. Mais on ne règle pas impunément une situation périlleuse par un mensonge. Ce faisant, elle pose son dernier acte libre, acte déstructurant, mortifère, qui se retournera contre elle lorsque le mensonge d’Enrico, venant briser l’illusion entretenue, viendra révéler crûment les conséquences du sien.

*
* *

« Tout commence donc par l'innocence. Autant dire que tout commence très mal » ai-je écrit au début de cette réflexion… Oui, tout commence très mal car il n’y a pas d’innocence : l'insconscient trompe, et sa plus grande tromperie est de nous faire croire qu’il n’existe pas. Pour cela il ne recule devant rien ; pour cela, c’est notre propre fantasme qu’il nous donne en pâture et le poison le plus violent est bien celui que l’on s’administre en se mentant à soi-même. Là, avec Lucia brisée, son Moi insconscient a gagné contre elle. Immense Lucia qui tenait entre ses mains la destinée de son clan ; faible Lucia qui n’a pas su accomplir son destin ; tendre Lucia aux prises avec ce poison de l’âme ; féroce Lucia qui tue et tue encore pour tenter de vivre ; pauvre Lucia enfin, qui meurt si joliment et dont la fragilité de colorature nous enchantera longtemps encore…

Docteur Sieglinde IUNG (Octobre 2006)

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(*) - Bien que les théories organicistes ne soient pas à prendre au pied de la lettre, l'idée d'une déstructuration mentale liée au mensonge semble trouver confirmation par une de ces théories ainsi que l'expose Yves Christen dans le dernier numéro de la revue "Alzheimer Actualités" (Lettre d'Information de la Fondation Ibsen). L'auteur y évoque les "détecteurs de mensonge" :

"En bonne logique, l'IRM fonctionnelle qui a le vent en poupe serait, selon certains experts, la machine idéale. La démonstration de son efficacité apparaît dans le cadre d'expériences simples. On demande à des cobayes – les plus communément disponibles appartiennent à l'espèce estudiantine – de cacher quelque chose pendant qu'ils ont la tête dans la machine. On voit alors s'activer de façon caractéristique quelques aires du cortex pré-frontal. Ce qui permet déjà d'en déduire que l'humain possède un organe du mensonge. Lequel, comme celui du langage, se trouve dans le cerveau."

Le raisonnement bio-physiologique nous autorise à imaginer que, sous l'effet d'une forte pression, cette aire anatomique pourrait se léser, ou les mécanismes d'activation s'emballer. Ainsi serait organiquement démontré ce que les théories psycho-dynamiques décrivent sous le terme de déstructuration mentale liée au mensonge. Il ne s'agit là, évidemment, que d'une rêverie scientifique…





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